CONFINEMENT: INTERVIEW A DISTANCE AVEC LE DESIGNER RÉMI BOUHANICHE

Il est un designer et architecte d’intérieur soucieux des détails, du storytelling et de ce que raconte l’ensemble d’un projet par le moindre détail.  Il a accompagné l’Institut Paul Bocuse dans la rénovation de ses espaces, imaginé de la vaisselle modulable pour le restaurant Jumble (Lyon), habillé tous les intérieurs de l’hôtel Maison Nô et designé de nombreux objets, sièges, luminaires, mobiliers pour des éditeurs en France et à l’étranger dont l’incroyable assise Toa. Alors que tout est chamboulé et décalé dans notre quotidien, notamment le travail et la restauration qui se font désormais à la maison, on s’est interrogé avec lui sur la place du design dans les crises, esquissé ce qu’il était devenu au sein du confinement et dessiné quelques traits de ce qu’il en adviendra ensuite. 

– Est-ce qu’il y a un design qui nait de crises ?

Au regard de l’histoire on peut en effet voir des objets, des architectures, des services qui naissent des crises mais je ne crois pas que les crises changent fondamentalement le métier de designer. Cela ajoute de nouveaux paramètres à la création. Je me méfie toujours de l’opportunisme…

– Quels sont les objets design les plus emblématiques de crises précédentes ? Ou de sorties de crises ? 

Je pense au travail de Charles et Ray Eames qui ont pendant la deuxième guerre mondiale exploré de nouveaux procédés de mise en forme du bois pour en faire émerger plus tard de nouvelles typologies de mobiliers révolutionnaires. J’aime aussi beaucoup les architectures de Shigeru Ban qui par leur efficacité et leur simplicité montre le génie de l’homme pour se réinventer. 

– Quel objet design t’inspire ce confinement, cette crise ? 

Aucun objet mais un questionnement sur le sens de ce métier.

– Quel est ou serait l’objet le plus représentatif de cette crise sanitaire qu’on vit actuellement ? 

Les masques qui nous permettent de nous couvrir la bouche et le nez et donc de nous protéger du virus. Objets insignifiants, de facture modeste, ils deviennent un des principaux sujets de tension de cette crise mondiale, capable même de faire redémarrer en partie la machine industrielle française !

– As-tu repensé ou adapté tes réflexions et projets design ou des créations en fonction de cette crise, du confinement et contraintes ? 

Le design est un métier en prise avec le réel, avec l’humain. Le virtuel à ses limites. Difficile donc d’avancer sur le terrain des projets. Pas de changement radical sur la méthode mais un temps d’introspection et de réflexion sur le sens de mes travaux. 

– Quel est le projet qui t’occupe le plus durant ce confinement ? 

Dialoguer avec l’ensemble de mes clients et fabricants eux-mêmes dans le doute. La plupart sont directement impactés par le confinement. Je destine ce temps à ma famille, mes proches. Aussi je dessine actuellement des mobiliers pour une nouvelle marque de meuble basée à Bucarest développant principalement un savoir-faire autour du bois. Je finalise une première gamme de sacs et accessoires de mode pour une start-up.

– Que feras-tu en sortant de la crise ? 

Aller à la rencontre des hommes et des femmes qui enrichissent mon métier chaque jour et qui permettent à mon entreprise d’exister.

– Y’aura-t-il dans l’histoire du design un avant et un après cette crise ?

Les méthodologies doivent changer et de nouveaux paramètres devront être pris en compte. Lesquels précisément ? il faut encore attendre mais cela tournera surement autour des questions de production, d’économies circulaires et localisées, d’éthique du travail, de valorisation des savoirs faire. Je pense en revanche que ce n’est pas seulement le design qu’il faut repenser mais le système dans sa globalité. Un projet sur lequel je travaille depuis 2 ans et qui sortira peu après la crise apportera des débuts de réponses, en tout cas de nouvelles perspectives.

– Quelles sont ces interrogations profondes qui t’interpellent sur ton travail, le design, l’utilité de ton métier ?

Cette période de trouble immense nous bouscule dans nos habitudes, notre confort, nos certitudes. C’est un challenge énorme pour les secteurs notamment qui me sont familiers: hospitalité, restauration, enseignement, mobilier. Nous sommes confrontés à une crise planétaire et en ce sens je me pose légitimement la question de l’utilité de notre métier. Quel peut être le rôle du designer dans une crise telle que celle-ci ? Avons-nous même un rôle à jouer ? J’aurai tendance à penser que la seule suite logique pour nous créatifs serait d’intégrer totalement dans nos processus de conception les notions d’éthique, d’humanité, de savoir-faire, d’émotion, d’intemporalité. Faire en sorte que les produits, les lieux que nous générons soient les plus durables possible, en plus de la prise de conscience sanitaire que cet événement aura dans le futur et la structure même de nos productions.

– Est-ce que les gestes du quotidien, amplifiés du fait du confinement, ne t’inspirent pas ? Est-ce que tout ce qui se passe autour de la nourriture n’a pas un sens à trouver aussi par le design ? Est-ce que tout le temps passer dans des fauteuils, canapés, devant nos bureaux à domicile, n’est aussi sujets à réflexions pour toi sur le design ? 

Ce qui m’inspire le plus d’un point de vue social et architectural c’est la place que prend le foyer dans cette crise. J’ai remarqué qu’en observant les médias et les moyens alternatifs qui sont utilisés dans l’information, la sphère intime de la maison s’est véritablement ouverte. La maison devient un plateau de télé, les interviews s’enchaînement en dévoilant partiellement l’espace privé. Cela pose la problématique de la structure même de nos espaces de vie. Nous nous éloignons de l’image allégorique d’un lieu strictement émotionnel. L’habitat doit être fonctionnel mais aussi être capable de se réinventer, de permettre de changer les points de vue, d’enrichir les perspectives. L’espace de confinement, l’habitat, ne doit pas confiner les esprits et les corps mais être une source d’inspiration constante. Dans cet environnement, les gestes ont une place prépondérante, il faut les réinventer, faire qu’ils soient les moins contraignants possibles tout en remplissant de façon la plus pragmatique possible leur fonction. En ce qui concerne le rapport à la nourriture est-ce du design culinaire dont on parle ? De la provenance des ingrédients ? De la dimension écologique intrinsèquement liée à la question de la nourriture ? Il y aura certainement de la part des chefs de nouveaux défis à relever. Pour le consommateur il faudra certainement changer nos habitudes culinaires, valoriser le tissu agro-alimentaire local. Comme je le disais, revaloriser les savoirs faire locaux. Si l’on parle de design intérieur de restaurant je pense qu’à la suite de cet épisode il faudra plus que jamais mettre l’Homme au cœur du processus de création. En ce qui concerne le mobilier, de nombreuses sociétés avaient déjà pensé, par exemple, la possibilité qu’un canapé soit un lieu de travail à part entière. Il est vrai que nous n’avons jamais passé autant de temps assis sur nos chaises, nos fauteuils, nos canapés mais je pense que cela ne remet pas fondamentalement en question le travail des éditeurs de meuble. En revanche la problématique de l’habitat qui incombe plus aux architectes doit être remise en perspectives.

– Toi qui a travaillé le design particulier pour des restaurants comme Jumble, qui a travaillé sur de vraies questions d’intégration du design dans le quotidien de voyageurs (sacs, hôtels, …), quelle place a pour toi le design et ces réflexions que tu as mené (et mène très fortement en ce moment) dans notre quotidien de voyageurs immobiles et très centrés sur la nourriture ? 

La dimension de l’usage des objets dans cette crise n’est pas forcément centrale pour moi. Il faut réfléchir plus largement sur la production, la façon dont ils sont construits, les matériaux qui les composent. Pour ce qui est des modes de consommation, ironiquement l’analyse qui tendait à dire que le nomadisme était l’un des facteurs de la construction des civilisations contemporaines s’effondre complètement à l’heure actuelle; il faut repenser le local. Nous n’avons jamais été aussi sédentaire qu’aujourd’hui !! et de ce fait le tissu économique de proximité n’a jamais été autant central et vital. L’hôtellerie devra aussi tirer les conséquences de ce renversement et organiser de nouvelles stratégies. Encore une fois le développement d’une économie de proximité durable et de qualité sera inévitable. 

   

– Si après le confinement, on s’est habitué au télétravail, au fait de manger différemment, de se nourrir davantage chez soi, avec de la livraison, en circuits courts, … est-ce que les objets classiques qu’on utilisait machinalement le matin, en fin de journée, … etc, ne vont-ils pas changer, devenir des objets davantage du quotidien, plus utiles, plus design ? Comment le designer que tu es peut-il intervenir ou a-t-il déjà sans le savoir déjà anticipé cela dans tes créations précédentes ?

Je pense que le “design” ne peut pas être un adjectif pour qualifier la qualité d’un objet ou d’un lieu. En revanche en tant que designer il faudra dans nos futurs projets se diriger davantage vers une simplicité, un dépouillement. “Simplicité” ne veut pas dire “minimalisme”. Il conviendra de peser l’utilité de chaque composant et détail d’un produit ou d’un espace, que ce soit d’un point de vue fonctionnel, sémantique ou éthique. Je travaille depuis plus de deux ans sur un projet d’une jeune start-up de Besançon. Aujourd’hui ce projet, qui consiste à transformer des matières usagées ou déclassés en produit haut de gamme trouve un écho tout particulier à la crise actuelle. 

 

Découvrir le travail de Rémi Bouhaniche: https://remibouhaniche.com/fr/

Instagram du studio Rémi Bouhaniche: https://www.instagram.com/studioremibouhaniche/

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